2 juin 2012

Etranges étrangers

Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel 
hommes des pays loin 
cobayes des colonies
Doux petits musiciens
 
soleils adolescents de la porte d’Italie 
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied au beau milieu des rues 
Tunisiens de Grenelle 
embauchés débauché
manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers 


Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone 

pêcheurs des Baléares ou bien du Finisterre
rescapés de Franco 
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
la liberté des autres 

Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d’une petite mer 
où peu vous vous baignez

Esclaves noirs de Fréjus 
qui évoquez chaque soir 
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares 
et quelques bouts de fil de fer 
tous les échos de vos villages 
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet

Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés 

Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux 
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés 
de jolis dragons d’or faits de papier plié 
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés 
qui dormez aujourd’hui de retour au pays 
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières 


On vous a renvoyé 
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné 
vos petits couteaux dans le dos Étranges étrangers 
Vous êtes de la ville 
vous êtes de sa vie 
même si mal en vivez 
même si vous en mourez. 

Jacques PRÉVERT   Grand bal du printemps
(La Guilde du Livre,1951 ; Éditions Gallimard,1976 )
      emprunté au site de Martine Storti


Un étrange étranger
Ridan 2012

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